Diversité des marranismes
La présente session d’ouverture porte sur : «Marranes et marranismes : une façon moderne d’être juif?» Vous avez remarqué que «marranismes» est orthographié au pluriel : de fait, l’ensemble des phénomènes que l’on désigne (par commodité) sous le terme de «marranisme» se signale à la fois par sa diversité, sa complexité, et son extraordinaire capacité à persister dans le temps, puisqu’on peut suivre ses traces, dans le monde ibérique, au long d’une durée de plus de six siècles. On peut dire qu’il s’agit d’un fait social total, comportant de nombreuses dimensions: religieuse et culturelle évidemment, mais aussi économique, sociale et identitaire. Quant à la dimension religieuse, elle présente elle-même des formes extrêmement changeantes, variant entre des pratiques judaïsantes inégalement fidèles au judaïsme rabbinique, ou de multiples combinaisons syncrétiques, ou encore un scepticisme plus ou moins radical.
Pour éclairer cette complexité, il faut commencer par distinguer entre le marranisme originellement espagnol et le marranisme en lequel il se prolonge, devenu portugais. Nous pourrons ensuite, en manière d’épilogue, poser la question de la possible extension du concept de marranisme à des phénomènes peut-être comparables dans le monde contemporain.
Le marranisme espagnol
Le cas espagnol est chronologiquement le plus ancien, il se situe véritablement au point de départ. Si l’on laisse de côté les précédents qui avaient eu lieu à l’époque wisigothique, les premières conversions forcées et massives de Juifs, dans les royaumes espagnols, commencent en effet à la fin du XIVè siècle, avec les massacres (on peut par analogie parler de «pogroms») qui se déchaînent à Séville en 1391, puis se répandent à Cordoue, Tolède, Barcelone, etc. Ces drames eurent des répercussions de plus grande portée encore que ceux qui s’étaient produits, lors des premières croisades, en France et en Allemagne. - Or cette première série de conversions collectives fut bientôt suivie d’une autre, au cours des années 1412-1415, à la suite des prédications exaltées du dominicain Vincent Ferrier et de la législation restrictive alors édictée contre les Juifs.
Il faut ici faire une observation importante: c’est que toutes les conversions (notamment au cours de la deuxième vague des années 1410) n’étaient pas imposées par la contrainte, un certain nombre étaient «volontaires». Plus ou moins volontaires ? Dans un contexte de violence néanmoins ? On peut en discuter. – L’afflux de ces conversions volontaires, selon une explication qui remonte à Yitzhak Fritz Baer, serait dû à un affaiblissement interne des communautés juives, résultant lui-même de la diffusion parmi les élites du rationalisme averroïste, qui les inclinait à une certaine incrédulité ; et celle-ci se serait également propagée dans les milieux populaires, parmi lesquels était répandue la sentence bien connue : «Il n’y a rien d’autre que naître et mourir comme des bêtes». (No hay sino nasçer e morir como bestias).
Or il importe de faire cette distinction entre convertis de force (anusim) et convertis volontaires (meshumadim, apostats) pour rendre compte de la complexité de la situation. J’essaie de résumer : tous ceux qui avaient été convertis, les conversos, formaient désormais la catégorie des «nouveaux-chrétiens» par opposition aux «vieux-chrétiens», en contradiction avec la doctrine de l’universalisme paulinien. Et l’on sait que cette catégorie des «nouveaux-chrétiens» s’est perpétuée pendant des siècles, pour devenir une « caste » héréditaire qui subsista en Espagne jusqu’au milieu du XIXè siècle. Mais à l’intérieur des conversos, au moins à la première génération, un autre clivage distinguait anusim et apostats, qui nourrissaient entre eux des sentiments certainement mitigés.
Je ne peux manquer de rappeler ici le cas d’un des apostats les plus célèbres : celui de Salomon Halevi, rabbin de Burgos, converti en 1390 sous le nom de Pablo de Santa Maria, qui fera une brillante carrière politique et ecclésiastique, au point de devenir, 25 ans plus tard, évêque de la même ville de Burgos où il avait été rabbin.
Plus généralement se pose la question : qu’en était-il des croyances et pratiques religieuses des nouveaux-chrétiens après leur conversion ? Elles étaient en toute logique diverses et souvent ambigües. – On ne saurait douter que beaucoup d’entre eux adhéraient à l’Église d’une foi sincère et s’efforçaient d’être bons chrétiens. D’autres continuaient à célébrer autant que possible les rites et cérémonies de la religion juive. D’autres encore, incertains en leurs croyances, perplexes quant à leur identité, observaient à la fois les commandements de la «Loi de Moïse» et les prescriptions de la «Loi de Jésus», ou oscillaient et alternaient entre l’Église et la Synagogue, à moins qu’ils ne devinssent incrédules à l’égard de l’une et de l’autre.
En ce XVème siècle espagnol, les relations entre les nouveaux-chrétiens et les Juifs restés fidèles à la Loi de Moïse apparaissent d’autant plus brouillées, confuses, qu’ils restaient souvent voisins dans les mêmes quartiers, et que les familles étaient profondément divisées. Au sein d’une même fratrie, des frères et des sœurs s’étaient convertis, les autres non ; même entre époux les choix avaient pu diverger (la femme du rabbin de Burgos, Salomon Halevi, refusa quant à elle de recevoir le baptême). Ou encore : entre époux tous deux conversos les croyances et pratiques pouvaient aussi s’opposer, le mari fervent chrétien, la femme judaïsante ; ou même si tous deux judaïsaient, ils ne partageaient pas toujours le même souci de prudence, d’où d’inévitables querelles conjugales sur la manière d’élever les enfants. – Dans ces conditions, les relations entre Juifs et nouveaux-chrétiens revêtaient des formes également très variables, se déployant entre d’un côté la complicité et le bon voisinage, de l’autre l’animosité haineuse.
À titre d’illustration de cette situation effectivement complexe, je rappellerai ici un autre cas célèbre : celui de Diego Arias Davila et de sa famille. -Diego Arias Davila avait été converti dans son enfance vers 1412. Et il fit lui aussi une brillante carrière politique : au service du roi Henri IV de Castille il organisa un vaste réseau pour la collecte des rentes et impôts (la plupart des collecteurs étaient évidemment conversos). Diego Arias Davila gagna pleinement la confiance du roi, devint son secrétaire particulier, et reçut le titre de Grand Trésorier de Castille et membre du Conseil royal. - Quels étaient ses sentiments religieux ? Du vivant de Diego Arias Davila (il mourut en 1466), nul n’osa l’accuser de judaïser. C’est plus de 20 ans après leur mort que Diego Arias Davila et son épouse Elvira Gonzalez furent l’objet d’un procès de l’Inquisition (récemment instaurée), qui visait essentiellement à détruire le prestige de leur clan, et notamment celui de leur fils, Juan Arias Davila, évêque de Ségovie.
Des témoins interrogés au cours du procès, nous apprenons que le Grand Trésorier et son épouse, dans la vie quotidienne, conservaient des liens étroits et affectueux avec les membres de leur famille (et autres amis) restés juifs. Diego Arias Davila aimait tout particulièrement, les jours de shabbat, participer à des réunions avec des proches, au cours desquelles il chantait d’une voix magnifique les prières hébraïques qu’il avait apprises dans son enfance ; (et sans doute exprimait-il ainsi plus un sentiment de nostalgie qu’une foi vraiment religieuse). La nourriture préférée les samedis n’était autre que la adefina, le plat de viande qui avait mijoté depuis le vendredi, qu’apportait un neveu d’Elvira, le rabbin Moshe. Celui-ci fournissait aussi du pain azyme au moment de la Pâque. (Parenthèse : ce même rabbin Moshe se convertit en 1457, devint Jeronimo de Paz et délateur (malsin) de ses anciens coreligionnaires, ce qui ne l’empêcha pas de mourir sur le bûcher en 1489). Quant à l’épouse de Diego, Elvira Gonzalez, elle offrait souvent des aumônes aux synagogues de Ségovie, elle se rendait assidûment aux fêtes et cérémonies célébrées par les membres juifs de sa famille, et notamment fréquentait régulièrement le mikvé avec sa jeune sœur Letitia (la mère du rabbin Moshe, qui elle resta juive jusqu’à sa mort).
L’enquête inquisitoriale contre les Arias Davila commença en 1486. Le vieil évêque Juan Arias s’efforça, en vain, de faire obstacle au procès. Il ne put finalement que s’exiler à Rome, en 1490, après avoir fait exhumer les restes de ses parents, puis transférer en un lieu secret afin de leur éviter d’être brûlés.
Je mentionne maintenant très rapidement, pour mémoire, les trois faits bien connus :
- l’apparition et la diffusion à partir de 1449 des statuts de pureté de sang qui excluent les nouveaux-chrétiens des charges et offices, des grands ordres militaires, etc ; (mais il est toujours possible de falsifier les généalogies) ;
- l’introduction du Saint-Office, l’Inquisition, en 1480 ;
- l’expulsion des Juifs en 1492.
Et j’insiste seulement sur quelques points. - Les statuts de pureté de sang (réaction de rejet des vieux-chrétiens face à l’intégration brillante des nouveaux-chrétiens), non seulement s’opposent à la doctrine de Paul, mais encore font passer d’une marginalisation d’abord religieuse à une exclusion fondée sur un critère biologique, on peut dire racial. C’est une novation, qu’on peut considérer comme l’un des aspects de l’entrée dans les temps modernes.
Quant à la répression inquisitoriale, elle est extrêmement sévère au cours des quatre ou cinq premières décennies de l’activité du Saint-Office en Espagne : les autodafés célébrés à Séville, Valence, Cuenca, etc, comptaient 85 % à 95% de judaïsants sur l’ensemble des condamnés, dont 20 à 40 % envoyés au bûcher. – Aussi peut-on considérer que le marranisme proprement espagnol est pratiquement extirpé au milieu du XVIè siècle (sauf en quelques cas résiduels).
Enfin l’expulsion de 1492 se trouve à l’origine de l’immense expansion spatiale du monde sépharade. Les réfugiés gagnent d’abord le pays le plus proche, le Portugal, mais aussi le sud-ouest de la France (comme nous le verrons avec Gérard Nahon), l’Italie, les pays d’Afrique du Nord, et surtout l’Empire ottoman.
À ce propos, je ne veux pas manquer de rappeler le cas remarquable de Salonique, que vous avait présenté l’année dernière, en cette Université d’été, mon très regretté collègue Gilles Veinstein. Comme vous le savez, la ville n’était peuplée, en 1478, que de Grecs orthodoxes et de quelques musulmans. Or, quarante ans plus tard, en 1519, on y compte plus de 4000 foyers juifs, qui sont désormais les plus nombreux. C’est là un phénomène inédit : Salonique représentait alors le seul cas en Europe d’une ville importante dont la population était à majorité juive (jusqu’à 64 % en 1613).
Le marranisme portugais
Le marranisme portugais se caractérise à la fois par son immense expansion dans l’espace et son extraordinaire persistance dans le temps. Ces particularités sont dues aux circonstances de sa formation, aux conjonctures qui marquèrent son développement, et aux divers milieux où il s’est étendu.
Je retiendrai, pour faire bref, trois traits caractéristiques : la consolidation d’un marranisme spécifique ; la dimension planétaire des réseaux marranes portugais ; les aspects modernes de la Nação.
La spécificité du marranisme portugais :
Après l’expulsion d’Espagne de 1492, les Juifs qui s’étaient réfugiés au Portugal se trouvèrent bientôt pris dans un piège quand le roi Manuel, en 1497, leur imposa une conversion massive. Afin de conserver sous son autorité une population utile aux activités économiques et commerciales, il prit toutes mesures destinées à les empêcher de s’enfuir à nouveau. Ces contraintes étaient cependant accompagnées d’un édit de protection qui garantissait qu’aucune enquête ne serait menée sur leur vie religieuse pendant une période transitoire de vingt ans. C’était presque encourager tacitement les conversos à judaïser (à condition évidemment de rester dans la discrétion). Tant pour les communautés déjà établies au Portugal que pour les immigrés les réseaux de sociabilité et d’enseignement (avec notables et rabbins) n’avaient pas été soudainement démantelés : il leur suffit de devenir clandestins.
C’est ainsi que, sous un régime de relative tolérance, les nouveaux-chrétiens apprirent au Portugal et perfectionnèrent l’art de mener une double vie : apparemment chrétienne à l’extérieur, et attachée dans le privé à observer (même imparfaitement) les fêtes et rites de la religion juive. – Ils formaient un ensemble nombreux, estimé à 12 % de la population totale, et même jusqu’à 20 % selon les localités. Leurs liens de solidarité leur permirent aussi de maintenir une organisation officieuse grâce à laquelle ils pouvaient négocier avec le gouvernement royal, et ils avaient même des représentants auprès du pape.
Ainsi se constitua au Portugal un marranisme plus structuré qu’en Espagne, solidement implanté et doté de fortes capacités de résistance. Cette période de «cristallisation» d’un marranisme spécifique au Portugal dura une quarantaine d’années, jusqu’à l’introduction, au Portugal également, de l’Inquisition (dans les années 1536-1540).
Alors se produisit un phénomène remarquable, une sorte de chassé-croisé entre les deux pays, Espagne et Portugal. A partir du milieu du XVIè siècle, l’Inquisition espagnole fut amenée à réduire considérablement l’intensité de ses poursuites contre les judaïsants (à la suite du démantèlement du marranisme proprement espagnol). – L’Espagne pouvait alors apparaître aux yeux des nouveaux-chrétiens portugais, paradoxalement, comme une terre de relatif refuge. En résulta un afflux de migrants, dont beaucoup revenaient ainsi sur les lieux d’origine de leurs parents ou grands-parents. Ces mouvements s’amplifièrent après 1580, avec l’Union dynastique entre l’Espagne et le Portugal.
Ces mouvements de migration entraînèrent une revitalisation du marranisme du côté hispanique, laquelle provoqua inévitablement une réactivation des poursuites de l’Inquisition espagnole à la fin du XVIè siècle et au début du XVIIè : mais désormais, même revenus sur les terres de leurs ancêtres, ces migrants et leurs descendants continuaient à être qualifiés de «portugais». Le marranisme lusitanien avait bien pris le relais du marranisme espagnol.
La dimension planétaire des réseaux marranes portugais
Dimension planétaire en effet, puisqu’à partir des pôles principaux constitués par Séville et Lisbonne, les itinéraires commerciaux ouvraient sur les deux Indes, orientales et occidentales : de fait les deux empires coloniaux, le portugais et l’espagnol, font chacun le tour du monde. Or, dans cette nouvelle configuration du commerce à longue distance, les membres des réseaux marranes disposaient d’un immense avantage : grâce à leurs liens de solidarité et même souvent de parenté, ils pouvaient envoyer en toute confiance lettres de change et reconnaissances de dettes : ils disposaient de « crédit » dans tous les sens du mot « crédit », et d’abord dans celui de confiance; c’était un grand avantage sur leurs concurrents.
Je ne peux entrer ici dans le détail de ces réseaux commerciaux, ni traiter de leurs objets (sucre, esclaves, épices, etc.), mais je dois mentionner une particularité à l’intérieur même de la spécificité portugaise : il s’agit du cas brésilien, où se répète en quelque sorte la consolidation (en l’occurrence pendant quelque cent cinquante ans) d’un marranisme encore plus enraciné. A quoi s’ajoute une originalité supplémentaire : l’épisode de l’occupation hollandaise du Nordeste du Brésil, et la création au grand jour de la première communauté juive américaine, à Recife : son existence, même brève (1634-1656) ne manqua pas d’avoir localement un fort impact. C’est pour beaucoup de raisons que, dans mes enquêtes personnelles, je suis allé chercher dans le sertão du Nordeste brésilien les descendants contemporains des nouveaux-chrétiens d’autrefois, qui se disent eux-mêmes «Juifs marranes».
Les aspects modernes de la Nação.
Les immenses réseaux qui relient les nouveaux-chrétiens de Lisbonne, de Séville, d’Anvers ou de Mexico, et les Juifs de Venise, de Livourne, de Constantinople ou d’Amsterdam présentent un caractère remarquable, et inédit en ces débuts des temps modernes : ils unissent des dizaines de milliers de personnes qui ne professent pas officiellement la même foi religieuse, et cependant partagent le sentiment d’appartenir à une même collectivité, définie par sa commune origine, et désignée lapidairement par un mot : la Nação. – Cette «Nation» («Portugais de la Nation juive» , ou «Portugais» de la «Nation»), cette Nation, donc, désigne une entité nouvelle qui n’est pas incluse dans un territoire : ses membres se dispersent en effet de toutes parts, sur tous les continents, et ils comprennent aussi bien des Juifs déclarés dans les pays où ils peuvent professer librement leur religion que les nouveaux-chrétiens (judaïsants ou non) qui vivent en terre d’intolérance.
À cette hétérogénéité s’ajoute une constante mobilité : tandis que les nouveaux-chrétiens fuient les poursuites inquisitoriales pour affirmer leur foi juive à Venise ou Amsterdam, des «nouveaux-juifs» (selon l’heureuse expression de Yosef Kaplan) peuvent être amenés, par la gestion de leurs affaires, à revenir en Espagne, au Portugal, ou dans les colonies ibériques, et à reprendre le masque chrétien. - Même à Amsterdam ces nouveaux-juifs persévèrent en quelque sorte dans une personnalité double, signalée par l’usage de deux noms : outre leur nom hébreu connu dans le cadre de la communauté juive, ils continuent à employer leur nom portugais ou espagnol pour toutes leurs opérations commerciales.
Cette différenciation entre l’appartenance religieuse et l’origine ethnique signifie une complexité accrue en même temps qu’une sécularisation des critères de l’identité. – A Amsterdam notamment, la nette séparation, dans la communauté juive, entre sacré et profane, combinée avec les transformations du contexte social, conduisit à une large amplification de la sphère sécularisée : phénomène caractéristique de la modernité en Occident.
Le marranisme dans le monde contemporain
D’où, en épilogue, on est amené à poser la question : peut-on étendre le concept de marranisme au-delà de son champ d’application ibérique originel, jusqu’à des phénomènes comparables en d’autres aires géographiques dans les temps contemporains ?
C’est ce que n’hésitait pas à faire Yitzhak Fritz Baer dans Galout, l’ouvrage qu’il publia à Berlin en 1936 à la Schocken Verlag : «Les marranes de ce temps là ressemblent déjà, sous bien des aspects, aux Juifs de l’Europe occidentale à l’époque moderne» ([1]). Il poursuivait ce rapprochement en rappelant, un an après les lois de Nuremberg, les statuts ibériques de «pureté de sang», pour adresser aux Juifs allemands une manière d’avertissement : «De fait, la question juive espagnole au XVè siècle enseigne à l’observateur moderne […] le caractère effroyablement inévitable de conflits historiques qui, manifestement, ne peuvent que se reproduire sous des formes toujours neuves». – Dans sa préface à la traduction française de Galout, Yosef H. Yerushalmi commente la même idée en insistant sur les effets du processus d’émancipation des Juifs dans l’Europe contemporaine : «L’assimilation n’a pas résolu les tensions avec les sociétés ambiantes : tout au plus a-t-elle créé des marranes modernes».
Près de vingt ans avant cette Préface, le même Yosef H. Yerushalmi avait consacré une longue étude, dans une perspective d’histoire comparée, à une mise en parallèle entre la trajectoire historique du judaïsme ibérique aux XVè-XVIè siècles, et celle du judaïsme allemand (et européen) au XIXè siècle et dans la première moitié du XXè ([2]). Il ne s’agit aucunement d’affirmer un lien direct entre des événements et des phénomènes si éloignés à la fois dans le temps et dans l’espace : mais les analogies n’en sont que plus frappantes. – Dans les deux cas, en effet, nous observons des processus similaires : la présence tout d’abord de communautés juives qu’un certain nombre d’interdits marginalisent dans leurs rapports sociaux et limitent dans leurs activités économiques. Puis de brusques événements, certes en eux-mêmes de nature très différente, bouleversent la situation : d’une part, les conversions des XIVè et XVè siècles ; d’autre part, les mesures d’émancipation de la fin du XVIIIè siècle et du XIXè (échelonnées selon les pays). De fait, ces deux types de rupture jouent le même rôle fonctionnel : « les conversions en masse des Juifs espagnols et portugais entre 1391 et 1497 peuvent apparaître à certains égards comme une forme d’émancipation par le baptême » ([3]). De manière analogue, la suppression dans les pays d’Europe occidentale et centrale des entraves et restrictions légales appliquées aux Juifs leur permet de s’intégrer pleinement dans les sociétés globales. Parallèlement, les uns et les autres bénéficient d’une période de tolérance pendant laquelle ils parviennent à prendre place dans les secteurs les plus dynamiques de la vie économique, politique et culturelle et à s’élever jusqu’aux strates sociales les plus élevées. Puis se manifestent dans les sociétés d’accueil respectives des réactions d’hostilité et de rejet inspirées en définitive par «une haine raciale qui s’établit tout d’abord sans la sanction officielle de l’Etat mais que la loi finit par institutionnaliser […] l’élément dirimant est l’apparition, dans les deux cas, d’une conception raciale des Juifs» ([4]).
La mise en parallèle fait en définitive apparaître deux types de changements, tant du côté des sociétés englobantes que de celui de la diaspora juive : d’une part, dans la péninsule Ibérique comme en Allemagne, à des époques certes différentes, l’hostilité anti-juive glissait d’une dimension traditionnellement religieuse à un critère d’ordre biologique et racial ; d’autre part, dans les pays d’Europe occidentale et centrale, le mouvement d’émancipation des Juifs (qui se manifeste clairement avec les premières mesures de tolérance prises par Joseph II dans les années 1780) entraînait des transformations profondes, marquées par une distinction de plus en plus nette entre la sphère religieuse et le monde profane. La philosophie de Moses Mendelsohn, et sa «légende», signalaient une étape décisive dans le processus d’insertion du peuple juif au sein de la modernité. Tandis qu’il plaidait pour l’attribution aux Juifs de droits égaux dans la société civile, son projet de réforme fondé sur une séparation de l’Eglise (donc de la Synagogue) et de l’Etat accentuait la distance entre le temporel et le religieux, le public et le privé, la collectivité et l’individu. Une dérive logique conduisit à ce qui devint le principe fondamental de l’émancipation contemporaine : «Etre juif chez soi et homme à l’extérieur». C’est ce même principe qui inspira la fameuse proclamation, en 1789, devant l’Assemblée constituante, du comte de Clermont-Tonnerre : «Il faut refuser tout aux Juifs comme Nation, et accorder tout aux Juifs comme individus». Alors que la conversion dans la péninsule Ibérique avait signifié le renoncement à la religion juive, l’émancipation contemporaine exigeait ainsi, symétriquement, l’abandon de l’appartenance à la Nation ou au «peuple d’Israël» ([5]).
Ces clivages, et les situations complexes qui en résultaient ne pouvaient cependant manquer d’induire, pour l’individu lui-même, le difficile problème de la définition de son identité : d’où, comme le décrit encore Yosef H. Yerushalmi, «l’ambiguïté inconfortable du Juif assimilé, son oscillation déstabilisante entre l’acceptation et le rejet, l’intégration et la marginalité […]», caractéristiques semblables à celles des nouveaux-chrétiens ibériques. – Incertitudes, tensions, nostalgies, aspirations, inquiétudes, sentiments de culpabilité, mais aussi ironie, dérision : ces multiples symptômes d’une « conscience déchirée » (selon la célèbre formule de Carl Gebhardt) ([6]) s’expriment dans les champs de la pensée religieuse et de la spiritualité, et plus généralement des œuvres littéraires, aussi bien – compte-tenu évidemment des contextes différents à trois ou quatre siècles de distance – chez les auteurs conversos que Juifs assimilés. On doit en effet signaler un point commun : « il s’agit de la contribution extraordinaire des ‘nouveaux-chrétiens’ et des ‘nouveaux-Allemands’ à leurs cultures d’accueil respectives », dont rendent compte essentiellement « des facteurs d’ordre sociologique et psychologique » ([7]).
Il n’est certes pas question d’établir ici quelque vain palmarès, dont la liste serait interminable, et impressionnante : d’une part, de Fernando de Rojas (auteur de la fameuse Celestina) à Thérèse d’Avila, de Juan Luis Vivès ou Luis de León à peut-être même Miguel de Cervantès; d’autre part, de Heinrich Heine à Stefan Zweig, ou de Franz Kafka à Walter Benjamin. Je rappellerai seulement que Yosef H. Yerushalmi, dans son étude comparée sur le modèle ibérique et le modèle allemand, commence de fait par évoquer les Mélodies hébraïques de Heinrich Heine et sa nostalgie du rabbin de Bacharach. Et j’ajoute que la quintessence du marranisme contemporain est sans doute incarnée par Franz Kafka, qui à la fois souffre d’une lancinante « maladie de l’identité » et découvre dans la langue yiddish le vrai Paradis perdu, tout en censurant constamment un nom dans ses écrits : «Bien que le mot ‘juif’ ne paraisse jamais dans ses œuvres, remarque pertinemment Max Brod, elles font partie des documents les plus juifs de notre temps».
Parmi les sens multiples de l’œuvre de Kafka, et notamment, du Château, l’un des plus évidents (et non le seul) avait été explicité par Hannah Arendt : K. l’Arpenteur illustre précisément «le dilemme du Juif moderne en mal d’assimilation» ([8]). Il ne recherche rien d’autre que de s’intégrer, «indiscernable», parmi les habitants du Village, il ne revendique que des droits humains élémentaires, en tant qu’individu isolé, mais malgré tous ses efforts, son obstination et sa bonne volonté, il reste irrémédiablement différent, «étranger». - Je laisserai cependant, pour terminer, le soin d’esquisser un diagnostic du marranisme contemporain propre au Juif assimilé à l’expert qu’était le Dr. Sigmund Freud :
«Ce qui m’attachait au judaïsme ce n’était […] ni la foi, ni la fierté nationale car j’ai toujours été incroyant, j’ai été élevé sans religion, mais non sans le respect de ce qu’on appelle les exigences ‘éthiques’ de la civilisation. Chaque fois que j’ai éprouvé des sentiments d’exaltation nationale, je me suis efforcé de les réprimer comme funestes et injustes, averti et effrayé que j’étais par l’exemple des peuples parmi lesquels nous vivons, nous autres Juifs. Mais il reste suffisamment d’autres choses qui rendent irrésistible l’attraction qu’exercent sur moi le judaïsme et les Juifs, beaucoup d’obscures forces émotionnelles – d’autant plus puissantes qu’on peut moins les exprimer par des mots – ainsi que la claire conscience d’une identité intérieure, le mystère d’une même construction psychique » ([9]).
[1] Yitzhak Fritz BAER, Galout. L’imaginaire de l’exil dans le judaïsme, [1936], Paris, 2000, p. 122.
[2] Yosef H. YERUSHALMI, « Assimilation et antisémitisme racial : le modèle ibérique et le modèle allemand », dans Sefardica. Essai sur l’histoire des Juifs, des marranes et des nouveaux-chrétiens d’origine hispano-portugaise, Paris, 1998, pp. 254-292.
[3] Ibid., p. 278.
[4] Ibid., p. 279.
[5] Cf. Yirmiyahu YOVEL, L’aventure marrane. Judaïsme et modernité, Paris, 2011, pp. 600-607.
[6] Carl GEBHARDT, [1922], 1980, « Le déchirement de la conscience », Cahiers Spinoza, 3, pp. 136-141 (extrait de l’introduction donnée par Carl Gebhardt à Die Schriften des Uriels da Costa).
[7] Yosef Hayim YERUSHALMI, op. cit., pp. 287-289.
[8] Hannah ARENDT, La Tradition cachée. Le Juif comme paria, [1946], 1987, p. 210.
[9] Sigmund FREUD, « Ansprache an die Mitglieder des Vereins B’nai Brith », dans Gesammelte Werke, Londres, 1940-1942, XVII, p. 51.
Nathan Wachtel est professeur émérite au Collège de France, où il a été titulaire de la chaire d'histoire et d'anthropologie des sociétés méso- et sud-américaines (1992-2005). Il est notamment l'auteur de La Foi du souvenir (Seuil, 2001), La logique des bûchers (Seuil, 2009), de Mémoires marranes (Seuil, 2011), Entre Moïse et Jésus. Études marranes (CNRS Éditions, 2013), Sous le ciel de l’Éden. Juifs portugais, métis & indiens. Une mémoire marrane au Pérou ? (Chandeigne, 2020).
Le texte ci-dessus, établi et revu par l'auteur, est tiré de la communication prononcée le 8 juillet 2013 par Nathan Wachtel lors de la deuxième université d'été judéo-espagnole à Paris.