Le Bosphore à la Roquette : Paris judéo‑espagnol

Au tournant des XIXe et XXe siècles, les communautés sépharades implantés dans l’Empire ottoman s’éloignent progressivement de leur mode de vie traditionnel et sont attirés par le modèle français promu en Orient par l’Alliance israélite universelle.

Lorsque l’Empire ottoman disparaît, laissant les Israélites du Levant désemparés, ils seront nombreux à prendre un “vapeur” pour la France. Si certains s’installent à Marseille, d’autres poursuivent leur chemin d’immigration vers Lyon, Paris ou Bruxelles cherchant à préserver là où ils s’installent certains de leurs caractères sociaux-culturels.

Le Bosphore à la Roquette : Paris judéo-espagnol
Café restaurant « Chez Behar » 17 rue Popincourt dans le 11e arrondissement, renommé L’Istanbul après guerre. Il était tenu par la famille Behar. De gauche à droite : Conorte Behar, Haïm Hadjès, Mlle Lucienne. Dans le médaillon : Jacques Behar dit Bohor Behar, premier propriétaire. Paris 1945. Collection de la famille Abouth Behar-Cohen.

L'immigration judéo-espagnole en France

L’arrivée des Judéo-Espagnols d’Orient en France s’étale sur un demi-siècle, des années 1890 au milieu des années 1930.

Le mouvement migratoire est déjà bien entamé avant 1914 et s’accélère ensuite.

Les causes sont multiples : révolution des Jeunes Turcs en 1908, déclin puis disparition de l’Empire ottoman, conscription obligatoire, guerres balkaniques, épidémies, incendies comme à Salonique en 1917 ou à Smyrne en 1921, ruine du commerce consécutive à la Première Guerre mondiale.

Les immigrants sont originaires de Turquie (Istanbul, Smyrne, Bursa), de Bulgarie, de Grèce (Salonique principalement), de Macédoine ou de Bosnie.

On estime qu’avant Seconde Guerre mondiale environ 35 000 djudios, Juifs du Levant avaient émigré en France.

C’étaient en premier lieu les jeunes hommes de Turquie, de Grèce ou de Bulgarie qui émigraient, car ils étaient les mieux à même de se procurer des moyens de subsistance avant de faire venir leurs femmes, leurs enfants et leurs parents.

Du niveau de leur fortune dépendait leurs conditions d’installation en France. Parfois, ils fondaient une succursale de leur activité principale en Orient.

Pour les familles plus modestes, l’installation était beaucoup plus difficile. Ils pouvaient toutefois compter sur les réseaux d’entraide communautaire et professionnelle pour s’insérer dans les métiers du commerce textile et trouver un logement.

Si l’immigration sépharade est largement répartie sur tout le territoire urbain, il existe cependant des quartiers prédominants en raison du tissu économique et social.

L'implantation de la communauté judéo-espagnole à Paris

À Paris c’est principalement dans le 11e et le 9e arrondissement que se concentrent les émigrés sépharades.

Le 9e était réputé abriter une communauté plus fortunée que celle du 11e. Dans le 11e les Judéo-espagnols étaient très minoritaires, peut-être 4 ou 5% de la population totale, mais ils marquèrent le paysage urbain de leur présence à travers leurs commerces et leur établissements.

Ils s’implantèrent surtout dans le quartier de la Roquette, dans un périmètre restreint comprenant le boulevard Voltaire, la rue Sedaine, la rue de la Roquette et la rue Popincourt, ainsi que les passages et impasses de ce quartier. 

Leur arrivée dans le quartier commence à la fin du XIXe siècle. Un oratoire est ouvert en 1909 dans un ancien cinéma muet au 7 rue Popincourt « Al Syete ».

En 1926, ils sont environ 1 700, en 1931, 2 200 et en 1936, environ 2 600.

On y dénombre de nombreux commerces dans le textile principalement avec les bonneteries et des marchands en gros qui fournissent des marchands forains ou posticheurs.

On y trouve des épiceries orientales comme El Preto, rue Sedaine, Namer ou encore Abramoff.

Mais ce sont les cafés restaurants qui ont le plus marqués les esprits.

On s’y retrouvait pour s'y donner des nouvelles en judéo-espagnol, jouer aux cartes et à des jeux d’argent tout en buvant un verre de raki et en dégustant des spécialités orientales. Des présentations étaient faites entre jeunes gens de la communauté pour ceux qui cherchaient à se marier.

D'après le témoignage de l'un des habitants du quartier Sabi Soulam : « Dans le quartier Voltaire où nous habitions, vivait une grande communauté judéo-espagnole ; c’était un peu la petite Turquie, la vie juive était centrée à l’angle des rues Sedaine et Popincourt où était située au 7 la synagogue Al Syete et les épiciers orientaux « los bakales » : Valenci, el Preto, chez Abramoff (devenu après guerre Les 5 continents), les cafés (Le Bosphore, l’Istanbul), les restaurants (chez Sotil, Buco), dans la rue c’est le judéo-espagnol que l’on entendait. »

Les femmes, quant à elles, se réunissaient au Café Rey, sur la place Voltaire pour jouer aux cartes.

Au sein du quartier, chaque sous-communauté (les Saloniciens, les Stambouliotes, les Bulgares) avait ses propres lieux de rencontres et de commerce.

Les Stambouliotes avaient leurs habitudes au café-restaurant Le Bosphore au 74 rue Sedaine ou Chez Albert au 68 rue Sedaine.

Les Saloniciens se retrouvaient Chez Sotil au 61 rue Sedaine et Chez Motola.

Les Bulgares se réunissaient plutôt Chez Buco, le restaurant de Bohor Benbassat au 4 de l’avenue Parmentier.

Tous cependant se retrouvaient à la synagogue Al Syete au 7 rue Popincourt pour les fêtes juives.

Cette communauté a été très touchée par les rafles et les déportations sous l’Occupation et le quartier judéo-espagnol de La Roquette ne sera plus jamais le même à la Libération avec une dispersion des survivants et l’affaiblissement des liens de solidarité. 

Sources : revue « Kaminando i Avlando »  (numéros 13, 16 et supplément au numéro 42 notamment)

Annie Benveniste, Le Bosphore à la Roquette, la communauté judéo-espagnole à Paris 1914-1940 (L’Harmattan, Paris, 1989).

Mémorial des Judéo-espagnols déportés de France. Association Muestros Dezaparesidos. Paris. Juin 2019.